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      Herluin et le Bec Hellouin

Herluin et le Bec Hellouin

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La fondation de l’abbaye du Bec Hellouin, dans la Normandie du XIè siècle, revêt un caractère singulier car c’est à l’initiative personnelle d’un simple chevalier, presque illétré, Herluin, que l’abbaye, appelée à un si grand rayonnement dans les siècles qui suivirent, va voir le jour.

C’est ensuite avec Lanfranc de Pavie, arrivé au Bec en 1042, que fut créée l’Ecole du Bec en 1045. Mais c’est surtout avec Anselme d’Aoste, arrivé en 1059, que cette institution se développera.


En vieille langue scandinave, Bekkr dit le confluent. C’est une vallée aux formes douces, verte et riante quand le soleil y brille, au fond de laquelle murmure un ruisseau qui rejoint la Risle. La terre, alors sur les marches du duché, appartenait à quelques-uns de ces Danois qui, les premiers, s’installèrent sur les rivages qu’ils pillaient autrefois. Ils étaient alliés au comte de Flandres et vassaux de Gilbert de Brionne.

Auprès de ce dernier fut placé l’un d’eux, Herluin, fils d’Ansgot. Il fut élevé dans la petite cour, apprenant les armes et la chasse. Il y menait, dit Gilbert Crispin, « une vie fort agréable » (Vita Herluini). On se battit un jour avec les hommes d’Ingebrann de Ponthieu, et le jeune homme en fut. On partit joyeux, mais l’affrontement fut sévère. La solitude où il se trouva brusquement quand fut tombée la nuit, les blessés criant, la peur poisseuse dans l’obscurité, le firent se détourner, frissonnant. Lorsqu’il revint, il ne s’apprêta plus et laissa sa chevelure pousser. On le moquait à la cour de Brionne. Il partit.

Peu après, Gilbert, tuteur du jeune duc Guillaume, était assassiné.

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Herluin s’installa avec quelques compagnons à l’écart de la rivière, sur le plateau. Quelques cabanes, un peu de légumes, du pain noir, une eau croupie. Nul, venant d’une abbaye installée, ne voulut prendre leur tête. Herluin fut donc désigné. Il ne savait pas lire. Il dut apprendre, avec une indicible souffrance, suant sur les livres, et devint leur abbé . A peine l’aube avait-elle pointé qu’il menait sa troupe aux champs. Il bâtissait, portant lui-même les pierres sur les épaules. Les nuits se passaient à l’étude - toujours douloureuse - et en prière.

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Lanfranc quitta Pavie, vers 1030. Aribaldo, son père, était un notable de la cité. Pavie rivalisait alors avec Milan pour la suprématie en Italie du Nord. Soucieuses de s’affranchir de l’Empereur, les villes italiennes puisèrent des arguments dans le droit et redécouvrirent les codes romains. Lanfranc se forma à cette discipline et il dut commencer une carrière d’avocat ou de professeur. Il l’interrompit brusquement.

Il passa en Bourgogne, puis suivit la Loire. Fulbert était mort, mais ses élèves avaient pris le relais de son enseignement. Peut-être Lanfranc suivit-il les cours de Sigo de Saint-Florent à Saumur ; à Tours en tous cas, avec certitude, ceux de Bérenger, dont il n’apprécia ni les gestes théâtraux, ni l’arrogance intellectuelle, ni l’emportement à la moindre critique. Non plus que son désir de se faire connaître, remarquer, toujours et à tout prix.

La Normandie pouvait attirer les jeunes clercs. Guillaume Longue Épée avait rétabli Jumièges, et voulu se faire moine. Richard 1er avait fondé le Mont Saint-Michel, et deux autres abbayes. Richard II avait relevé Saint Wandrille, et, en y faisant venir Guillaume de Volpiano pour y imposer la réforme de Cluny, Fécamp, abbaye traditionnelle des ducs de Normandie. Robert Le Magnifique avait fondé Cerisy.

Lanfranc choisit le Mont Saint Michel. Suppo, l’abbé, était italien, et le Mont possédait alors l’une des bibliothèques les plus riches de la Chrétienté. Le jeune clerc y rencontra-t-il Robert, qui, plus tard, s’ensevelirait dans la solitude de l’île de Tombelaine et y composerait son commentaire du Cantique des Cantiques ?

L’époque tout entière était traversée par cet idéal d’ascétisme et de spiritualité.

C’est à Avranches, vers 1039, que Lanfranc se fixa. Dans cette ville ravagée à plusieurs reprises par les Vikings et qui se reconstruisait peu à peu, il recruta de partout les étudiants friands de dialectique. Trois ans plus tard, en pleine gloire professorale, il prenait à nouveau la fuite, accompagné d’un seul élève.

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La nuit qui envahit les sous-bois de la forêt d’Ouche fait frissonner les deux cavaliers. Les malandrins qui guettent dans les fourrés les deux clercs, irrités de leur peu de fortune, les lieront à deux arbres, emportant leurs chevaux. Au matin, secoué de tressaillements à chaque frôlement de bête sauvage, transi, mais délivré par des paysans, il aura fait vœu.

Ce n’est ni vers Jumièges, Fécamp, Saint-Ouen ou Saint Wandrille, qui retrouvent alors leurs splendeurs, qu’il dirige ses pas, mais vers le Bec.

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Herluin construisait de ses mains un four, lorsqu’il le vit venir à lui. Huit ans sans doute avaient passé depuis la fondation. Face-à-face : « Es-tu clerc ou laïc ? »« Je suis clerc, Italien, et écolier, et mon nom est Lanfranc. » Durant trois ans, il fit voeu de ne pas parler. Il se tenait à l’écart. Torturé. Au frère jardinier, il demanda bientôt de lui fournir des chardons et des racines : il comptait se faire ermite, fuir encore, abandonner la communauté, et souhaitait s’y préparer. Finalement averti, Herluin le retint, puis le nomma prieur.

Ils créèrent l’école du monastère. Assistaient à la classe les oblats et quelques enfants pauvres des familles avoisinantes. L’instruction était élémentaire : on enseignait les rudiments de la grammaire, de l’arithmétique, de la musique et du chant. Mais en quelques années, l’école du Bec se mit à rayonner. On ne sait comment la transition s’opéra. La Vita Lanfranci donne une indication. Une partie des bâtiments s’était effondrée. Herluin, soucieux de les reconstruire, et surtout son église, aurait suggéré à Lanfranc de prendre des enfants de familles nobles. L’école était séparée du monastère, mais beaucoup d’élèves se faisaient moines après leurs études. Les écoliers ne payaient pas l’enseignement, mais leurs familles faisaient des dons, terres et biens. En quelques années, l’abbaye devint puissance politique et financière. A son apogée, elle étendrait le réseau de ses prieurés jusqu’à Conflans Sainte-Honorine et Pontoise. Des contemporains parleraient d’Ordo Beccensis. Mais plus encore que financier, le rayonnement fut intellectuel. Le pape Nicolas II adressa à Lanfranc des élèves. Williram d’Ebersberg, nota dans sa Praefatio in Cantica Canticorum comment, alors élève à Bamberg, il vit les étudiants allemands, groupe après groupe, quitter la ville pour se diriger vers le Bec. Il les suivit. Lui si critique pour tous ses prédécesseurs, loua l’enseignement de Lanfranc « vers qui, pour l’entendre, beaucoup d’entre nous confluèrent » (ad quem audiendum... multi nostrorum confluunt).

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Que reste-t-il, une fois qu’ils ont disparu, des grands professeurs ? Non pas leurs écrits, le plus souvent décevants, mais des souvenirs d’ébranlements éblouis chez leurs anciens élèves, énigmatiques et incompréhensibles pour ceux qui n’eurent pas le bonheur de les entendre. Le mot facundus, paradoxalement, n’est pas souvent utilisé pour dépeindre Lanfranc. La langue de ses livres est un latin soigné. D’ailleurs, seul des catalogues des monastères normands de l’époque, celui du Bec compte des auteurs latins profanes. Facetus est le mot qui revient le plus souvent : Lanfranc pratiquait la distance, l’élégance de l’ironie, la raillerie spirituelle, sans mordant mais d’une certaine sécheresse. Il eut parmi ses élèves un futur pape, les futurs évêques et abbés des plus grands diocèses et des plus célèbres abbayes : Guitmond de La Croix Saint Leofroy, évêque d’Aversa, Yvon, évêque de Chartres, Foulques, évêque de Beauvais, Guillaume Bona Anima, archevêque de Rouen, Gondulfe, évêque de Rochester, architecte de la tour de Londres, Paul, son propre neveu, abbé de Saint-Alban, et bien d’autres.

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Il fréquentait assidûment le scriptorium, la bibliothèque où les moines transcrivaient, y copiait lui-même, mais surtout corrigeait. Un manuscrit des Collations de Cassien porte en marge du cent-quarante-deuxième et dernier feuillet, la mention "hucusque correxi" (je l’ai corrigé jusqu’ici). Une main a rajouté au-dessus de ces mots : "Lanfrancus". Les erreurs étaient en effet fréquentes. Elles étaient dues, disaient les moines, à un démon particulier, Titivitilarius ou Titivillus, qui ramassait par sacs entiers les syllabes et lettres oubliées pour les verser dans la balance au jour du jugement, en témoignage de la paresse et de la distraction passées des pauvres moines. Il est vrai que les conditions étaient souvent difficiles. Orderic Vital termine son quatrième livre par ces mots las et rêveurs : "Comme je souffre beaucoup du froid de l’hiver, je vais me livrer à d’autres occupations, et, fatigué de mon travail, je crois convenable de terminer ici ce présent livre. Au retour de la sérénité du doux printemps, je reprendrai dans les livres suivants le récit des faits".

Lanfranc rassembla au Bec plus d’une cinquantaine de volumes, chiffre considérable pour l’époque, qui en fit l’un des centres intellectuels les plus importants de l’Occident chrétien. Il imposa, dit Milon Crispin, une « discipline sévère et juste ». Une arme pour établir et défendre le dogme.

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Au IXème siècle, Paschiasius Radbertus, moine de Corbie, envoie à un monastère saxon qui s’interrogeait sur la doctrine de l’Église un traité sur l’Eucharistie. Radbertus va loin dans l’affirmation de la présence réelle, considérant qu’après la consécration, pain et vin deviennent chair et sang du Christ incarné. Une copie part à la cour de Charles le Chauve et un autre moine, Ratrammus, y répond. Lui constate que le pain et le vin restent pain et vin après la consécration, tout en étant signes de la présence du Christ.

Bérenger de Tours, conseiller du duc d’Anjou Geoffroy Martel, reprend au milieu du XIème siècle les thèses de Ratrammus, les attribuant à Jean Scot. Enseignant brillant, professeur admiré, il inquiète. Ascelin de Chartres polémique avec lui. Bérenger cherche des soutiens, écrit à Lanfranc, son ancien élève devenu son collègue. Au synode de Vercelli, en septembre 1050, devant le pape, Lanfranc expose sa position et fait condamner Bérenger. Il relatera ainsi l’événement : "Itaque surrexi ; quod sensi dixi ; quod dixi probavi ; quod probavi omnibus placuit, nulli displicuit" (c’est pourquoi je me suis levé pour prendre la parole ; ce que j’ai pensé, je l’ai dit ; ce que j’ai dit, je l’ai prouvé ; ce que j’ai prouvé a plu à tous, n’a déplu à aucun).

Convoqué à Rome en 1059, Bérenger se rétracte, pour, aussitôt rentré, développer à nouveau ses thèses. Il cherche le soutien du duc de Normandie et vient à Brionne s’expliquer, mais on y condamne ses positions. Guillaume n’aimait le désordre, ni en politique, ni en religion. Alors Lanfranc rédige une série de lettres, aujourd’hui perdues, puis un traité, le Liber de corpore et sanguine Domini. Ce dialogue - qui n’eut jamais lieu – l’oppose à Bérenger. Les interventions de ce dernier sont des extraits de son livre, auxquels Lanfranc répond, avec véhémence, s’appuyant sur les pères, et notamment Ambroise dont il avait copié et corrigé les manuscrits.

Le livre connut un succès immédiat dans toute la Chrétienté. Il énonçait pour la première fois, mais dans une formulation technique qui ne fut pas retenue, le dogme de la transsubstantiation. Au synode de Poitiers, en 1075, la formule utilisée fut celle d’un des élèves préférés de Lanfranc, Guitmond de La Croix Saint Leofroy : "substantialiter transmutatum" (transmué substantiellement). On chercha encore. Puis au concile de 1079, au milieu des débats, Albéric, moine du Mont-Cassin, demanda à se retirer huit jours pour réfléchir. Revenu, il donna à l’Église l’expression technique définitive : pain et vin sont, après la consécration, "substantialiter mutati" - transformés quant à leur substance, alors même que leur apparence physique demeure.

Bérenger dut se soumettre. Trois fois déjà, à Tours en 1055, à Rome en 1059 puis en 1078, il avait signé une formule d’abjuration, pour retomber dans l’erreur. En 1079, il a quatre-vingt-un ans et il renonce. S’étant définitivement – du moins officiellement – rétracté, il se fait ermite près de Tours.

Au prieuré Saint-Côme se voit encore sa pierre tombale, d’ardoise noire.

Sorti de son couvent, Lanfranc était progressivement devenu une autorité.

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Le Bâtard, depuis longtemps, briguait la succession d’Édouard le Confesseur au trône d’Angleterre. Mais il lui fallait résoudre deux problèmes : protéger le duché de ses puissants voisins, et principalement du comte de Flandres, au moment du passage de la Manche ; négocier l’appui de l’Église, pour que le clergé d’Angleterre n’appelât pas à la révolte et que celui de Normandie appuyât son duc sans réserve.

Guillaume scella une alliance avec le comte de Flandres, Baudouin V, en épousant sa fille Mathilde vers 1050. Pourtant, alors que les négociations en vue des épousailles avaient commencé, les 3 et 4 octobre 1049, au concile de Reims, le pape Léon IX avait interdit cette union, Mathilde et Guillaume étant parents éloignés. Lanfranc assistait au concile. L’Église normande retint son souffle, prise entre sa fidélité au duc et sa fidélité à Rome. Mauger, évêque de Rouen, oncle du Bâtard, prélat débauché, voulut se refaire une réputation en condamnant son neveu. Ce dernier le déposa. Seule ou presque, la voix du prieur du Bec s’éleva. Guillaume ne tolérait aucune entrave à son pouvoir et sa rancune était tenace, sans rémission, contre qui avait osé le défier : un ordre d’exil parvint au monastère. Herluin, dans la tristesse et l’inquiétude, bénit Lanfranc, qui monta sur le seul cheval que possédait le monastère, pauvre bête boiteuse, et s’éloigna.

Cheminant, Lanfranc croisa le Bâtard et ses compagnons. Le duc ironisa sur ce misérable équipage, et Lanfranc lui tint tête : « C’est sur ton ordre que je quitte la région, vaille que vaille ; si tu veux me voir partir plus vite, donne-moi un meilleur cheval. »« Depuis, quand, » lui répartit Guillaume, glacial, « un coupable qui n’a pas encore accompli sa peine demande-t-il un cadeau à son juge ? » Le professeur de rhétorique réussit à engager le dialogue, mais la force et l’intelligence du duc durent aussi l’ébranler.

On ne sait ni pourquoi ni comment Lanfranc et, sans doute Jean de Fécamp, décidèrent d’intercéder pour Guillaume, mais ils parvinrent à renouer le contact avec Rome. Le mariage fut finalement reconnu, Mathilde et Guillaume faisant vœu de construire à Caen, nouvelle capitale du duché, placée face à l’Angleterre, l’abbaye de la Trinité et l’abbaye Saint-Étienne. Lanfranc retourna au Bec, où Herluin le retrouva avec joie et lui confia bientôt la reconstruction de l’église.

Il reprit la vie du monastère avec bonheur.

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Mais Guillaume ne l’avait pas oublié. En 1063, il le convoquait en son château de Bonneville-sur-Touques et le nommait abbé de Saint-Étienne de Caen. Lanfranc refusa d’abord et ne fut convaincu que par Mathilde et Herluin. Charles de Rémusat remarque : « Qui donc n’a vingt fois refusé le pouvoir avec la certitude de l’accepter, pourvu qu’on insistât ; et qui n’en a dit assez, avant de le prendre, pour se persuader suffisamment qu’il y avait été contraint ? »

L’abbaye qui s’élève est comparable en puissance et en taille à Jumièges. Ses possessions, plus compactes et resserrées que celles du Bec, s’étendent jusqu’à Dives et Cabourg : moyen pour Guillaume de tenir indirectement le pays. Sa richesse provient de son gisement de calcaire et de l’exportation de pierres au loin, par l’Orne. Les cathédrales anglaises seront faites, pour la plupart d’entre elles, de pierre de Caen. Lanfranc s’occupe de l’achèvement de l’église, qui porte son empreinte, choisit les moines, reprend l’enseignement, comme au Bec.

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Trois ans plus tard, alors que Guillaume s’exerce à l’arc au parc du Rouvray, à Rouen, un messager lui apprend la mort d’Édouard le Confesseur. Aussitôt, les négociations commencent avec Rome. La papauté, estiment beaucoup de cardinaux influents de la Curie, n’a pas à se mêler du problème politique de la succession. Mais, comme prend soin de le montrer la tapisserie de Bayeux, Harold a juré sur de saintes reliques – plus ou moins contraint sans doute – de transmettre la couronne à Guillaume. Le duc de Normandie développe donc avec l’aide de ses clercs la thèse du parjure et demande l’application de son droit .

Alexandre II, pape depuis 1061, est un ancien élève de Lanfranc. Il est en train de négocier avec Robert Guiscard, Normand d’Italie, pour que ce dernier se reconnaisse vassal du pape. Son légat et principal conseiller, Hildebrand, a traité l’affaire Bérenger avec Guillaume et Lanfranc. L’Église normande s’est réformée : la simonie et le mariage des prêtres en ont été bannis. Guillaume contrôle toutes les nominations d’évêques et les choisit nobles, fidèles au pouvoir, mais instruits et pieux. Le pape lui envoie finalement une bannière et un cheveu de Saint-Pierre. Harold a eu beau construire une église et un monastère, Rome est contre lui, mettant le clergé saxon en porte-à-faux. Des moines et un abbé combattront bien avec lui à Hastings. Stigand de Canterbury et Aldred d’York le soutiendront. Mais sans l’élan nécessaire : Harold est frappé d’excommunication.

De leur côté, les grandes abbayes normandes appuyèrent leur duc. Jean, abbé de Fécamp, et le prieur Rémi, fournirent des navires, peut-être des hommes d’armes, envoyèrent des moines. L’abbaye possédait des terres dans le Sussex que lui avait octroyées Édouard. Hastings était de ce domaine et les moines de Fécamp servirent sans doute de guide aux troupes normandes. Ce fut l’un d’entre eux qui fut envoyé à Harold, avant le combat, pour une dernière tentative de conciliation. Le Bec dut lui aussi participer : l’abbaye reçut des terres anglaises après la conquête.

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Stigand, archevêque de Canterbury, avait soutenu Harold. Il avait par ailleurs déposé Robert, son prédécesseur normand, ce que Rome n’admettait pas. Il cumulait le siège de Canterbury et celui de Winchester. Il avait reçu le pallium des mains de l’antipape Benoît. Emprisonné, il s’échappa en Écosse. Guillaume pensa à Lanfranc pour le remplacer. Ce dernier, quelques années auparavant, avait refusé fermement l’archevêché de Rouen. Âgé de près de soixante ans sans doute, professeur à son apogée, moine au fond de son être, la proposition l’abattit. Il refusa, à nouveau. A nouveau Herluin, "auquel il obéissait comme au Christ" dit laVita Lanfranci, intervint.

La situation en Angleterre désespéra Lanfranc quand il arriva à Canterbury : les moines buvaient, jouaient aux dés, portaient des habits luxueux, avaient des serviteurs. La cathédrale était en ruine, ayant brûlé. Dans une lettre, il pousse un cri : "Seigneur, délivre-moi de ces barbares, car je ne puis ni les aider, ni sauver mon âme si je reste ici !" Peu à peu pourtant, il réussit à installer l’ordre normand. La règle de Saint Benoît fut ré-instituée, le mariage des prêtres condamné, la simonie pourchassée. Lanfranc rebâtit la cathédrale, qui fut le développement de l’église du Bec et de Saint Étienne de Caen. Il fit du chapitre une assemblée de moines pieux et instruits, beaucoup venant de Normandie et du continent, alors que Guillaume, se méfiant des moines saxons, voulait supprimer le monachisme en Angleterre. Il installa un scriptorium à Christ Church, où l’on se mit à recopier les manuscrits prêtés par les abbayes normandes, qu’il continuait de corriger.

Lorsqu’il arriva à Rome, Alexandre II, à la stupéfaction de la Curie, se leva et traversa la salle d’audience pour l’accueillir : « Cet honneur ne s’adresse pas à l’archevêque, lui dit-il, mais au professeur ; il vous était dû, car c’est à votre zèle que je dois de savoir ce que je sais. »

Mais il n’enseignait plus.

En l’absence de Guillaume, il était quasiment vice-roi d’Angleterre et dut mater, seul, les révoltes qui éclataient tous les ans. Il avait à s’occuper de tout, et même de choses qui n’étaient pas de son ressort ("tam propriis quam ex alienis negotiis" - lettre 16). Il s’inquiétait de ce qui se passerait lorsque Guillaume aurait disparu, ce qui le minait : « Je vois tant de malheurs dans l’avenir au prix des malheurs présents que j’ai bien rarement la liberté de dicter ou d’écrire. »

Il rêvait de la douceur lointaine du Bec.

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Le vieil Herluin fit le voyage d’Angleterre pour le voir. Son plus cher désir était qu’avant de mourir il put voir l’église du Bec, achevée en 1073, consacrée par celui qui en avait dirigé la construction et qu’il aimait comme un fils.

En 1077, Lanfranc revint. Comme Herluin l’accueillait devant le monastère, il s’agenouilla et ôta solennellement son anneau pastoral. Dans le chœur, il reprit sa place de prieur, ne remettant l’anneau que durant les offices. La nouvelle église fut consacrée le 23 octobre, en présence de cinq évêques. Lorsque Lanfranc partit, Herluin tint à le raccompagner sur deux milles, puis rejoignit la cellule qui avait toujours été la sienne, se récitant sans fin le « Nunc dimittis ». Ses forces déclinèrent progressivement, et il mourut le 25 août 1078, âgé de 84 ans.

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Il racontait avoir rêvé, longtemps auparavant, que Guillaume de Normandie lui enlèverait un magnifique pommier qu’il avait planté en son jardin ; mais que les racines demeureraient et qu’il en naîtrait de non moins beaux rejetons. Il avait vu partir Lanfranc sans inquiétude et plein de confiance.

Anselme d’Aoste lui succéda comme prieur. Comme Suppo, abbé du Mont Saint-Michel, comme Guillaume de Volpiano, comme Jean de Ravenne, abbé de Fécamp, comme Lanfranc lui-même, Anselme était venu d’Italie. Il avait été élève de Lanfranc, l’un des plus brillants, était jeune encore, et l’on renâcla un peu avant de l’accepter comme prieur.

Il avait plus de douceur que Lanfranc avec les enfants, était plus proche d’eux, mais peut-être, du même coup, exerçait-il sur eux moins de fascination. Un moine se plaignait un jour devant lui des jeunes oblats, qui ne s’amendaient pas, malgré des corrections répétées : « Dites-moi je vous prie, si vous cultivez une plante dans votre jardin et si vous l’enfermez de tous côtés, de telle façon qu’elle ne puisse plus projeter au loin ses rameaux dans aucune direction, quel arbre croyez-vous voir sortir de là ? Assurément un arbre inutile, aux rameaux recourbés et noueux. Et à qui faudra-t-il s’en prendre ? A vous-même, qui l’aurez resserré sans mesure. » (Eadmer, Vita Anselmi).

Il écrivait surtout, fut le plus grand philosophe de son temps. Rédigeant le Proslogion, il perdit le sommeil, le boire et le manger. Il y pensait sans cesse, ne pouvant plus même fixer son attention aux offices, jusqu’à temps qu’il ait formulé le plus étonnant raisonnement que l’on ait pu concevoir, la preuve ontologique de l’existence de Dieu .

Lorsque Herluin mourut, les moines du Bec jeûnèrent et prièrent, puis le désignèrent comme abbé. Il s’agenouilla devant eux, les priant de ne pas persister dans cette idée. Ils s’agenouillèrent à leur tour devant lui, le priant de les prendre en pitié, ainsi que le monastère.

Sa gestion fut désastreuse : il multiplia les possessions, en refusant qu’on amassât. L’abbaye s’étendait, et elle était perpétuellement à court d’argent. Après l’achat d’une cloche, Lanfranc dut envoyer des fonds depuis Canterbury. Les affaires lui pesaient. Il n’avait pas la tête politique, comme Lanfranc, ou alors, comme l’avance un contemporain, « il s’y montrait inepte à dessein. » Lanfranc et lui restaient en contact suivi. Anselme dédicaçait ses livres à son ancien professeur, lui envoyait des moines. Lanfranc lui adressait des élèves. Le réseau incluait Guillaume Bona Anima, archevêque de Rouen, et Foulques, évêque de Beauvais, tous deux anciens du Bec.

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Quand mourut Lanfranc, Guillaume-Le-Roux, le fils de Guillaume le Conquérant, nomma Anselme à sa succession comme archevêque de Canterbury. Ce dernier ne le voulait pas, posa ses conditions, supputant qu’on ne les accepterait pas. Le roi y consentit pourtant. Anselme chercha à s’enfuir, à revenir au Bec. On le saisit. Il crispait les poings et on les lui ouvrit de force pour y placer la crosse. Il refusait d’avancer, on le porta jusqu’à la cathédrale. Il hurlait : « ce que vous faites est nul en droit. » C’était le premier dimanche de carême, 6 mars 1093.

Il fallut prévenir le Bec et régler la succession.

Le 15 août 1093, le frère Girard, arrivant d’Angleterre, remettait une lettre au prieur, Baudric de Savarville, parent d’Herluin. Anselme annonçait sa nomination et demandait que l’élection de son successeur eût lieu le plus rapidement possible, sans qu’aucune cabale n’eût le temps de s’organiser, sans qu’aucune réunion partielle de moines ne pût se tenir, tout devant se passer devant le chapitre assemblé. Il s’assembla donc. La lettre d’Anselme fut lue par frère Maurice qui s’interrompit à plusieurs reprises tant il pleurait. On se sépara pour célébrer l’office de la Vierge, puis Baudric rassembla à nouveau le chapitre, faisant savoir que frère Girard avait un mot à ajouter de la part d’Anselme. Le moine annonça qu’il avait rapporté avec lui le bâton pastoral de l’abbé, et qu’Anselme lui avait confié une seconde lettre. Il ne devait l’ouvrir et la faire lire que si l’ensemble du chapitre se déclarait d’accord pour suivre les instructions d’Anselme quant à son successeur. Baudric protesta : il estimait qu’il fallait prendre d’abord connaissance de la lettre, puis aviser. Frère Girard refusa. Baudric tint bon, et il fallut faire comme le prieur voulait qu’on fît. Frère Maurice lut donc la seconde lettre. Elle a été conservée : Anselme demande que son successeur soit Guillaume, prieur de Poissy, et que Baudric reste prieur du Bec. Malgré ce qu’il en put coûter au parent d’Herluin, il se rangea au choix d’Anselme sans rien montrer de son désappointement.

Il apparaît que ce dernier, tout dénué de sens administratif qu’il semblât, n’était pas sans connaître les rouages humains du monastère.

Le nouvel abbé devait être sacré par l’archevêque de Rouen, mais sans qu’il y ait là une quelconque soumission : le Bec avait toujours été indépendant, ne relevant que de l’autorité du duc et de la papauté. En août 94, Guillaume entrait dans la cathédrale. Alors qu’il arrivait devant l’autel, l’évêque lui demanda une profession écrite, qui équivalait à une reconnaissance de sa juridiction en tant que métropolitain. Guillaume se troubla. Baudric courut chez le duc, ramena avec lui le chancelier Ernulfe, le sire de Breteuil, le fils de Richard de Bardouville. Il s’arrêtèrent à proximité de la cathédrale et attendirent que Guillaume eût été revêtu de ses habits, après l’évangile. Alors seulement ils entrèrent dans l’église et firent connaître la volonté du duc. L’archevêque hésita d’abord, puis obtempéra et donna finalement sa bénédiction à l’abbé.

Le Bec resta indépendant.

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Anselme, archevêque malheureux, ne cessa, lui si doux de caractère, de devoir s’opposer au roi, Guillaume-le-Roux d’abord, Henri Beauclerc ensuite. La charge, exposée en pleine lumière, lui pesa toujours. A Baudouin de Tournai, qu’il appelait « mon très cher fils », moine du Bec qui l’avait suivi à Canterbury, il disait : « Je suis comme le hibou ; je ne me plais que dans l’obscurité, entouré de mes petits. Lui aussi, quand il s’expose au grand jour et se mêle aux autres oiseaux, il est poursuivi et déchiré. » Exilé, il ne retrouva la paix et le bonheur qu’à Sclavia, où il reprit la vie monastique. La réconciliation avec Henri Beauclerc eut finalement lieu le 15 août 1106 au Bec, où Anselme était revenu, y tombant malade. Il mourut à Canterbury.

Orderic Vital dit qu’il était devenu moine à vingt-sept ans, qu’il l’était demeuré trois ans, puis, étant devenu prieur l’était resté quinze ans, puis quinze ans abbé, et archevêque seize ans.

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La vie intellectuelle se déplaça aux écoles de Laon et de Beauvais, tout d’abord. Avant qu’Anselme de Laon, ancien élève du Bec, ne transmît l’héritage de Lanfranc et d’Anselme à Abélard qui, rompant avec l’école-cathédrale de Paris dominée par Guillaume de Champeaux, attira sur la montagne Sainte-Geneviève les étudiants les plus brillants de son temps.

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Le sarcophage contenant les restes d’Herluin fut transféré de l’église paroissiale dans l’enceinte du vieux monastère en 1959. On l’ouvrit : près du corps, symbole de l’autorité abbatiale, était glissé un simple bâton de coudrier.

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